L’interview de Shahrbanoo Sadat
Petit bout de femme de 27 ans au parcours incroyable, Shahrbanoo Sadat est afghane et réalisatrice. Elle est venue présenter son deuxième long métrage Wolf and sheep, qui sort ce 30 novembre 2016 sur les écrans français. Après avoir été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en mai 2016.
« Etre réfugiée ne vous autorise pas à rêver mais à vous révolter »
Chaque interview est une promesse. Certaines sont intéressantes, d’autres décevantes. La rencontre avec Shahrbanoo Sadat est à marquer d’une pierre blanche. Elle a lieu dans la salle de petit déjeuner d’un hôtel modernisé du XIe arrondissement de Paris. Recroquevillée sur son thé, Shahrbanoo Sadat est bavarde, très bavarde. Dans un anglais parfait, elle raconte sa vie, ses films et ses envies tout en remontant ses lunettes.
Dans son apparence physique, rien ne laisse présager qu’elle vient d’un ailleurs qui nous est étranger. Son accent est étrange, mais son anglais si bon qu’on la croirait arrivée directement de Londres. Mais non, elle vient de Kaboul, y retourne pour y préparer puis y tourner son deuxième long métrage de fiction. Il traitera d’une période qu’elle juge cruciale dans l’histoire de son pays : celle de l’occupation par les Soviétiques entre 1989 et 1992 puis de la conquête du pouvoir par les moudjahiddins. Pour cela, elle apprend le russe…et le français.
Quelle langue parlez-vous habituellement ?
Shahrbanoo Sadat : Une langue qui n’existe pas, un mélange d’hazara et de dari que je parle avec un accent iranien. Personne n’est jamais capable de dire d’où je viens !
Pourquoi est-ce flou ?
S.S : Parce que je suis née en Iran où je parlais persan. A l’âge de 11 ans, j’ai déménagé dans un tout petit village du centre de l’Afghanistan où l’on parle hazara. Et enfin, à 18 ans, je suis allée à Kaboul où l’on parle dari, le persan afghan. C’est une langue de rue contrairement au persan iranien qui est plus littéraire. A l’écrit, les deux se ressemblent.
Et le français, pourquoi l’apprenez-vous ?
Par amour ! Je suis devenue cinéaste après avoir suivi l’Atelier Varan à Kaboul et les cours étaient en français, traduits par un interprète en dari. Depuis, c’est une langue qui m’est familière quand apprendre le russe est une sorte de jeu.
Et votre anglais, d’où vient-il ?
Je l’ai appris seule lorsque je vivais complètement isolée dans mon village…
Reprenons. Shahrbanoo Sadat, pourquoi êtes-vous née en Iran et n’êtes pas iranienne ?
Mes parents qui sont afghans appartiennent à une toute petite minorité ethnique qu’on assimile souvent aux hazaras dont nous partageons la religion, le faciès et la langue. Les hazaras sont une des trois grandes ethnies d’Afghanistan, mais c’est la plus maltraitée. Beaucoup d’hazaras ont même été déportés au Pakistan. Mes parents ont choisi de partir en Iran, parce que nous sommes chiites comme les Iraniens, qu’on y parle persan et que le transfert des hazaras en Iran avait été facilité par Khomeiny après l’occupation soviétique dans les années 1980.
Y avez-vous été bien accueillis ?
Ma famille y est restée une vingtaine d’années et mon frère, ma soeur et moi nous y sommes nés. Techniquement, nous sommes iraniens, Mais, il est impossible d’obtenir la nationalité iranienne. Surtout pour ceux qui, comme moi, sont nés sous le statut de réfugiés afghans, ce qui est encore pire. Mais, nous y vivions comme des iraniens, pas comme des réfugiés. J’ignorais tout de l’Afghanistan et je cachais constamment mon identité réelle. Tout s’est dégradé en 2001.
Que s’est-il passé ?
Après le 11 septembre, nous sommes devenus indésirables : je n’avais plus le droit d’aller à l’école (j’avais 11 ans !), mon père a été licencié avec une famille de 5 enfants à charge. On ne pouvait plus survivre en Iran. Nous sommes donc revenus en Afghanistan, dans le seul endroit que mon père connaissait hors de Téhéran : le petit village dont il était originaire. En moins de 10 jours, je me suis retrouvée au milieu de nulle part.
Comment était alors la vie au village ?
Le village est très petit : une douzaine de maisons et une soixantaine d’habitants. C’est une prison « géographique » : il est entouré de montagnes et il n’y a ni électricité, ni transports, ni école. Pendant quatre ans, j’ai n’ai rien fait. C’est de cette période que mon film Wolf and sheep traite. J’ai ensuite décidé de retourner à l’école ; la plus proche était dans une autre vallée à 3h de marche en montagne et réservée aux garçons.
Et vous vous y êtes astreinte ?
Oui. En trois ans, à l’âge normal de 18 ans, j’ai réussi à obtenir mon diplôme de fin de scolarité.
Et que vouliez-vous en faire ?
Je voulais poursuivre à l’université mais mon père m’a obligée à enseigner dans cette école. J’ai tenu deux mois. Je voulais tellement retourner vivre en ville ! J’ai demandé à mon père de m’accompagner voir ma sœur à Kaboul et lui ai appris sur place que j’y restais. J’ai tenu bon, me suis inscrite à l’université pour étudier la physique et je me suis trompée d’examen d’entrée. Du coup, je me suis retrouvée en cinéma et théâtre avec tous les mauvais élèves !
Est-ce toutefois là qu’est née votre vocation de réalisatrice ?
Même pas ! Après trois semestres, j’ai quitté l’université. J’avais entendu parler des Ateliers Varan, un programme de formation de 3 mois tenu par un français. Et tout ce que j’ai appris en cinéma, je l’ai appris là.
Qu’y enseignait-on ?
Le cinéma-vérité (ndlr en français), le documentaire, Jean Rouch, Agnès Varda, Abbas Kiarosmati. On parlait de réalisme, de cinéma d’observation. Je me suis tout de suite sentie très proche de ces concepts. Pourtant, je n’aime pas trop le documentaire : je trouve la fiction plus puissante même si mes films ressemblent à des documentaires.
Est-ce que votre vie en Iran où le cinéma est puissant qui vous a convaincu de réaliser des films ?
Pas du tout. En Iran, je ne suis allée qu’une seule fois au cinéma avec l’école, voir un dessin animé. C’était une activité chère, réservée à la classe aisée iranienne. Nous n’avions pas d’argent pour y aller. Quant à la télé, nous n’avions que deux chaînes de propagande iranienne. Comme mon père est très religieux, ces loisirs, comme la musique, sont proscrits chez nous. Et puis, en Iran, je n’avais pas de rêve. Etre réfugiée ne vous autorise pas à penser, même si j’étais révoltée par cette situation.
Du coup, comment avez-vous réussi à sortir de ces carcans ?
L’atelier Varan a été mon passeport. Mon film de fin d’études était très personnel puisque je suis sortie du champ du documentaire que je n’aimais pas. Par une succession d’accidents heureux, j’ai entendu parler de la Cinéfondation à Cannes, j’ai postulé et envoyé mon film qui leur a plu.
Votre carrière internationale était lancée… sur un court-métrage. Depuis, vous avez une productrice danoise. Comment l’avez-vous rencontrée ?
Durant un festival documentaire à Copenhague, nous participions toutes les deux à un programme où 10 réalisateurs européens devaient co-diriger un projet avec 10 réalisateurs non européens. Je me suis retrouvée à travailler avec Katja Adomeit. J’ai tourné à Kaboul, elle en Allemagne et nous nous sommes retrouvées pour le montage en Allemagne et à Copenhague. On s’est tellement bien entendu qu’elle a décidé de continuer à me produire.
Vous avez créé une société de production à Kaboul. Votre projet est-il d’aider d’autres jeunes réalisateurs afghans ?
Au départ, j’en avais surtout besoin pour pouvoir travailler et voyager, pour avoir les papiers nécessaires. Je ne produis personne d’autre pour le moment mais j’aimerais bien aider les jeunes cinéastes qui ne sont pas dans le système à y entrer, à trouver de l’argent. Ils ne parlent souvent pas anglais, ce qui est un problème. L’Atelier Varan souhaitait développer cela, mais mon professeur a été tué dans une attaque-suicide quand il est revenu de France pour entamer la 2ème session. Je suis diplômée de leur ultime session et la dernière à être restée à Kaboul. Tous les autres sont partis.
Pourquoi continuez-vous à vivre à Kaboul ? N’avez-vous pas eu envie de vous installer ailleurs ?
Je vis dans un pays en guerre, donc je pense à partir tous les jours comme la plupart de mes amis. Je déteste mon pays mais je ne peux pas le quitter et ne veux plus être réfugiée. Rester, faire ma part, est un devoir même si cela n’a aucun sens. Je me sens très connectée à Kaboul, qui est riche en histoire. Mon job est d’en parler, de témoigner, de montrer mon pays. Et, nous sommes peu à pouvoir le faire.
Est-ce facile d’en sortir, même pour travailler ?
J’arrive à voyager malgré mon passeport afghan. Je suis habituée à attendre mes visas, à faire la queue à l’aéroport, à avoir besoin de tout un tas de papiers et de contacts pour franchir les frontières. C’est un peu humiliant…
Et votre famille, que pense-t-elle de votre travail ?
Mon père ne comprend pas pourquoi j’ai choisi un travail d’homme, Il voulait que je sois médecin. Les autres ne s’y intéressent pas.
Quelle sera votre prochaine étape ?
Je travaille à une deuxième fiction qui serait la deuxième partie de Wolf and sheep. Un film avec les mêmes personnages mais pas les mêmes acteurs. C’est un gros projet dont l’action se situe dans un Kaboul qui n’a jamais été représenté. J’aborde la période de l’occupation soviétique, entre 1989 et 1992, une époque où les femmes portaient des mini-jupes. On pense à tort que c’est une période de liberté. Or, nous étions sous le joug communiste et cela nous a conduit à la guerre civile à la catastrophe. A l’époque, la rivalité entre ethnies était très forte : les hazaras n’avaient pas le droit d’aller à l’université ou d’occuper des emplois publics, par exemple. Les femmes ne portaient pas le voile, mais la discrimination était plus forte.
Comment allez-vous traiter cette période?
Je veux faire un focus sur cette société-là, puis sur la prise du pouvoir très violente par les moudjahiddins en m’intéressant à un orphelinat qui abritait des enfants venus de tout le pays. Je me base sur l’histoire de mon meilleur ami, qui va publier son journal bientôt. C’est son point de vue sur une guerre qui n’a toutefois pas été la mienne.
Propos recueillis par Véronique Le Bris