Sans filtre
Sans Filtre (Triangle of Sadness) offre à Ruben Östlund sa seconde Palme d’or en 5 ans. Le film a divisé la Croisette, la critique et Cine-Woman.
La quadrature du cercle
Triangle of Sadness – Sans filtre en français – mais comment un tel titre peut être prescripteur? – est un film dérangeant, qui gratte là où ça fait mal c’est-à-dire sur les fondamentaux de notre société occidentale post-moderne.
Les héros du film sont un couple de mannequins, figures plastiques parfaites qui vivent très bien et entretiennent l’individualisme à outrance prônée par nos cultures contemporaines. Ils passent leur vie sur leur portable, à jouer les influenceurs pour des marques qui n’hésitent pas à les inviter dans une croisière pour milliardaires.
Des influenceurs sans scrupule et sans filtre
La première bonne idée est d’avoir choisi ce métier, mannequin, qui est un des seuls où la femme gagne plus que l’homme. Ce qui vaudra la meilleure partie du film, la première des trois, avec une longue scène (25 minutes) de règlement de comptes, au sens propre comme au figuré, entre eux deux. Sans jamais se répéter, Ruben Östlund qui dissèque (plus qu’il n’analyse) les rapports de couple, comme il avait déjà sur le faire avec tant de talent dans Force majeure (Snowtherapy – mais mon dieu qui traduit ses titres svp? ). Il n’est plus question de responsabilité familiale ici puisque le couple est trop jeune, mais d’argent et de son rôle de domination des relations humaines, comme continuera à le montrer la deuxième partie.
https://youtu.be/I5hqmkk4u2k
Le deuxième épisode est le plus culotté mais aussi le moins réussi. Nos mannequins sont désormais de purs influenceurs, réconciliés sur leur différend financiers. Ils sont les invités d’un bateau de croisière de luxe qu’ils doivent promouvoir à travers des photos d’eux balancées sur les réseaux sociaux. A leurs côtés, de vrais riches, un russe extraverti qui a fait fortune dans les pays de l’Est, au bon moment, des marchands d’armes anglais qui voudraient bien finir leur vie sans se poser la moindre question… C’est raté !
Un soir de tempête, lors du dîner du commandant (blasé), tout ce beau monde se retrouve dans la merde jusqu’au cou. C’est littéral, évidemment grossier, trop long, trop démonstratif et trop répétitif… C’est aussi la partie la plus faible du film, la plus complaisante bien que la plus malpolie. L’échange de « citations » marxistes entre le riche russe et le commandant aurait pu être une bonne idée si elle avait été mieux servie, plus subtile. Ici, tout est lourd et appuyé, sans subtilité et sans recherche de mise en scène car trop démonstratif. Et la moins intéressante car c’est celle qui rompt le contrat avec le spectateur, en le dégoûtant, en l’éloignant du principe d’identification ou de fantasme qui le tient au cinéma. Certains critiques adorent toutefois tant c’est culotté.
Naufragés involontaires
Seuls quelques-uns survivront à la tempête et se retrouveront naufragés involontaires sur une île. Dans la troisième et dernière partie, le groupe est réduit à quelques personnages, dont notre couple de mannequins-influenceurs qui ont perdus, comme les autres, de leur superbe. Leur stratégie sera désormais de survivre. On sait que les instincts humains sont bas dans ces cas-là. Ruben Östlund, tout en les utilisant, s’en sert surtout pour inverser les rôles de domination, l’argent n’ayant ici plus aucune vertu. Ce qui ne veut pas dire que le pouvoir ne se redéfinit pas. Il redevient malin, fin observateur des enjeux et des moeurs actuels, savant décryptage d’une société dans laquelle nous avons tant de mal à nous épanouir.
Beaucoup traite Ruben Östlund de cynique. Il l’est sans doute mais il est surtout le seul cinéaste d’aujourd’hui à nous renvoyer un miroir, certes peu complaisant, mais où il est impossible de ne pas nous reconnaître. Loin de la bonne conscience que manient souvent les autres en nous donnant à seulement regarder les problèmes de nos sociétés, lui nous implique et nous somme de prendre part à son projet. De gré ou de force et sans filtre. Il veut que nous regardions en face nos défauts, et pas seulement que nous nous apitoyions sur leurs conséquences. Dans Snowtherapy, c’est la lâcheté masculine qu’il interrogeait et comment elle pouvait détruire un couple. Dans The square, il se moquait justement des frontières de notre bonne conscience lorsque nos valeurs humanistes jouent finalement contre nous. Ici, c’est le rôle de l’argent qui pervertit les relations humaines et l’individualisme qui en ressort qu’il analyse à sa manière.
Il est évidemment impossible à un réalisateur de plaire à tout le monde. Mais refuser de voir le miroir qu’il nous tend et qui nous concerne toutes et tous, est soit de l’arrogance, soit du déni. Dans les deux cas, ce n’est pas une bonne nouvelle. Ruben Östlund fout les pieds dans le plat, avec un certain humour, un certain désespoir aussi. C’est bien vu, ça fait mal, mais l’exprimer et donc en prendre conscience ne peut que nous faire du bien.
De Ruben Östlund avec Charlbi Dean Kriek, Harris Dickinson, Woody Harrelson
2022 – Suède – 2h30
Sans filtre (Triangle of Sadness) de Ruben Östlund a reçu la Palme d’or au 75e Festival de Cannes. Son interprète principale, Charlbi Dean Kriek, est brutalement décédée cet été.