L’interview n°2 de Shahrbanoo Sadat
L’orphelinat, le second film de Shahrbanoo Sadat sort le 27 novembre en France. Comme tous ses films précédents, il a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes 2019. Cine-Woman l’avait rencontré à cette occasion. Entretien.
« L’occupation soviétique a aussi été une chance pour l’Afghanistan »
Shahrbanoo Sadat est la première réalisatrice à donner une deuxième interview à Cine-Woman. La parole de cette cinéaste afghane est si rare et si nécessaire et la meilleure preuve de sa lucidité et de son courage.
L’orphelinat, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs 2019, est le second opus de la pentalogie qu’elle consacre au journal inédit de son ami Anwar et à l’histoire de son pays, l’Afghanistan, en guerre depuis 40 ans. Ce nouveau film est distribué par Rouge International, la société de Julie Gayet.
Wolf and sheep décrivait l’isolement d’un enfant dans un village de montagne. L’orphelinat aborde la survie d’un adolescent livré à lui même dans les rues de Kaboul, « sauvé » et éduqué par une institution sous le joug soviétique. Shahrbanoo Sadat s’en explique.
La dernière fois que nous nous sommes rencontrées, vous m’aviez dit envisager un film sur l’Afghanistan sous domination soviétique et sur la liberté à cette époque. Avez-vous changé d’avis entre temps?
Shahrbanoo Sadat : Mon scénario était déjà entièrement écrit lorsque nous nous sommes parlées. J’ai changé quelques détails mais rien de plus.
Pourquoi avoir choisi de parler de cet orphelinat ?
Shahrbanoo Sadat : Ce fut un des rares endroits d’Afghanistan où différentes ethnies, où des enfants avec des histoires différentes étaient réunis. Une sorte de symbole de ce pays qui réunit toutes ces origines diverses. A l’époque décrite dans le film, ces institutions étaient gérées par le gouvernement qui était pro-soviétique et recevait des aides financières de l’URSS.
Dans quel but ?
Shahrbanoo Sadat : De faire de ces enfants des communistes ! Moscou les envoyait même en camps de pionniers l’hiver ou l’été en Union soviétique. La plupart des enfants recueillis étaient des fils de mouhjahidines, de rebelles contre lesquels se battait l’armée soviétique. C’est le cas de mon ami Anwar, issu d’une famille traditionaliste, originaire d’une région bombardée par les soviétiques qu’il percevait donc comme étant le diable. Mais à l’orphelinat, Anwar a reçu une éducation, de la nourriture. Il avait du temps pour autre chose que survivre. Il a changé du tout au tout : il a subi une sorte de lavage de cerveau dans le bon sens, je dirais. Alors qu’il avait tout pour finir combattant, il a étudié, voyagé en URSS… Toute sa vie a changé.
Est-il devenu communiste ?
Shahrbanoo Sadat : Il n’a pas eu le temps. La guerre civile a éclaté avant. Mais, ce fut le cas de nombreux enfants plus âgés qui détestaient les soviétiques avant d’être pris en charge par l’orphelinat et qui y ont acquis une expérience nouvelle, allant parfois jusqu’à adhérer aux idées du parti.
Mais, on ne perçoit pas tellement ce basculement idéologique dans votre film. Pourquoi?
Shahrbanoo Sadat : C’est normal, je ne voulais pas le montrer. Je préférais insister sur le fait que grâce à cette occupation soviétique, le jeune héros, a surtout eu la chance d’aller à l’école, d’étudier, d’avoir un toit pour dormir. Pour lui, ça a été une chance. Sans cela, il aurait pu mourir à tout moment puisqu’il n’avait même pas la protection de sa famille.
Et pour vous, était-ce une chance ou pas?
Shahrbanoo Sadat : A l’époque, j’habitais à Téhéran. Pour les femmes, c’était une bonne période. Elles pouvaient sortir, se promener en mini-jupe. L’Afghanistan n’était pas un pays musulman mais une république, pour laquelle le cinéma, la musique, l’éducation étaient importants. C’était il y a seulement 27 ans ! Mais tout cela a complètement disparu avec la guerre civile. C’est-à-dire quand les Etats-Unis ont armé les moujahidines pour combattre les soviétiques et que l’Afghanistan est devenu le terrain d’une bataille de pouvoir entre l’URSS et les USA.
Vous abordez ce passage à la toute du fin du film…
Shahrbanoo Sadat : Oui, j’ai choisi de ne parler que de la fin de l’occupation soviétique. Mon ami est resté huit ans à l’orphelinat. Mais, j’ai concentré toute l’action sur les trois dernières années de cette période-là entre 1989 et 1992. Je ne voulais pas faire un film avec des personnages qui grandissaient et changeaient.
Pourquoi parler de la vie de votre ami et pas de la vôtre?
Shahrbanoo Sadat : Ma vie est très ennuyante comparée à la sienne. Il est deux fois plus âgé que moi et connait mieux l’histoire de l’Afghanistan. Moi, je la cerne mal car j’a vécu comme réfugiée à Téhéran jusqu’à l’âge de 11 ans. J’ai longtemps détesté être afghane car ce statut de réfugiée m’a beaucoup fait souffrir en Iran. Lui est un vrai afghan qui connait chaque recoin de l’Afghanistan et de son histoire, je suis fascinée par sa connaissance du pays.
Pourtant, votre histoire est, elle aussi fascinante, digne d’un film.
Shahrbanoo Sadat : Sans doute ! Mais je veux d’abord poursuivre la pentalogie sur la vie d’Anwar.
Comment avez vous connu Anwar?
Shahrbanoo Sadat : Nous travaillions ensemble à la télévision, lui au journal télévisé où il dirigeait le service économique, moi à la production. Après deux ans à boire des cafés ensemble, on s’est rendus compte que nous étions cousins ! Lui avait honte de sa vie, moi d’être afghane. En arrivant à l’orphelinat, il a changé de nom, de patronyme, de religion, de communauté ethnique : il a menti sur tout. La famille a perdu sa trace, elle pensait qu’il était mort durant la guerre civile. Et, moi, je l’ai retrouvé 30 ans plus tard à la télévision! A Kaboul, tout le monde croit que nous sommes de deux ethnies rivales. J’ai une faciès asiatique quand lui ressemble à un taliban ! C’est pourtant un cousin de mon père…
Quelle période de la vie de Anwar allez-vous aborder dans votre prochain film?
Shahrbanoo Sadat : La deuxième, celle où il quitte le village de montagne et l’enfance, arrive en ville et finit par vendre des billets de cinéma. A la fin de Wolf and sheep, sa demie soeur l’emmenait à Kaboul. Il s’est ensuite enfui de chez elle et a commencé à survivre dans la rue. Mais, j’ai envie de travailler sur deux projets en même temps. Je me sens capable de faire deux films en quatre ans.
Et le second, de quoi parera-t-il ?
Shahrbanoo Sadat : De mon histoire à moi.
Propos recueillis par Véronique Le Bris