Au terme d‘un parcours exceptionnel qui l’a menée du Festival de Cannes aux Oscars, Kaouther Ben Hania a reçu le Prix Alice Guy 2024 pour Les Filles d‘Olfa, un documentaire puissant au dispositif innovant. L’occasion rêvée de lui demander ses réalisatrices et comédiennes inspirantes.
Les choix de Kaouther Ben Hania
Les femmes et le 7ème art, c’est une longue histoire mal connue. Pour l’honorer, Cine-Woman demande à tou.te.s les 5 films de femmes et les 5 rôles féminins qui les ont marqué.e.s. C’est au tour de Kaouther Ben Hania de nous confier ses listes.
Kaouther Ben Hania est à sa manière une pionnière, même si elle ne revendique pas ce rôle. Elle restera, pour l’histoire, la première réalisatrice tunisienne sélectionnée en Compétition Officielle au Festival de Cannes et la première à avoir été nommée à l’Oscar du meilleur film étranger, deux fois, coup sur coup. Les Filles d‘Olfa son quatrième long métrage sorti – ou sa douzième réalisation – a été remporté, à Cannes 2023, l’Oeil d‘or puis le César 2024 du meilleur documentaire et le Prix Alice Guy.
Rien ne la prédestinait à un tel parcours. Née et grandie à Sidi Bouzid, une ville pauvre et indomptable du centre de la Tunisie, devenue célèbre pour être le lieu du déclenchement des Printemps arabes, Kaouther Ben Hania la quitte et part suivre des études de commerce à Tunis. « J’y étais très malheureuse, je m’ennuyais, je cherchais autre chose à faire quand j’ai entendu parler de la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs. Des gens s’y rencontraient le samedi et le dimanche pour fabriquer leurs films. Je les ai rejoint et là, c’était magique ! , se souvient-elle. Je suis devenue comme possédée par l’obsession de transformer ma vie pour faire ça ! J’assistais aux projections, aux débats, je participais à ce milieu qui parlait cinéma, politique, contestation. Ça m’a fascinée ! ». Après cette découverte, impossible d‘envisager de faire autre chose. «Pour moi, c’était : je fais ça ou je meurs !, résume-t-elle. Pour rassurer ses parents, elle passe le concours à la formation d‘un an en scénario de la Femis, obtient une bourse et enchaine avec un DEA en Etudes cinématographiques à Paris III.
Faire du cinéma ou mourir
En France, elle ouvre un autre pan de sa cinéphilie. Elle avait grandi en regardant le cinéma égyptien ou les films spectaculaires de Bollywood à la télé ou en VHS, puis s’était formée au goût des anciens communistes qui tenaient les ciné-clubs de Tunis : le cinéma soviétique, de l’Est, le néo-réalisme italien et un peu de Nouvelle Vague. « Le cuirassé Potemkine était un film culte dans ces cercles. On en avait même tourné un remake, Le Cuirassé Abdelkrim », confie-t-elle en riant.
Sans passion pour un genre en particulier, elle se lance et fait son apprentissage avec deux courts-métrages – Brèche et Moi, ma sœur et la chose – qu’elle n’aime plus. « Je ne maitrisais pas la bête à l’époque, dit-elle. J’étais gentille, je faisais plaisir à mon équipe et c’était catastrophique ! Je n’arrivais pas à obtenir ce que je voulais, j’allais dans le sens des techniciens, je n’avais pas la maitrise de mon film, reconnaît-elle aujourd’hui. Mon éducation ne m’avait pas préparée à avoir les qualités de management qu’un réalisateur doit avoir. Il m’a fallu du temps pour acquérir les outils nécessaires ».
La voie documentaire
A Paris, elle découvre des chefs d’œuvre du cinéma du réel – cf. son top 5 ci-dessous – . Elle choisit de commencer par le documentaire puisque l’équipe est réduite, afin de bien apprendre à raconter une histoire, à cadrer, à capter des sons, bref à suivre tout le process de la fabrication d‘un film sans subir la pression d un budget trop conséquent. « Cela me semblait plus simple. Ensuite, je pourrais passer à la fiction» imagine-t-elle. Ainsi nait Les Imams vont à l’école (2010), considéré comme un film TV en France mais sorti en salle ailleurs, qui lui prouve qu’elle capable de tenir la fabrication d’un film jusqu’au bout.
Elle poursuit en entamant plusieurs projets en parallèle, une manière de travailler qu’elle conserve aujourd’hui : « j’ai lancé le documentaire, Zineb n’aime pas la neige, les préparatifs du Challat de Tunis. Comme mon personnage principal a pris un an de prison, en l’attendant, j’ai tourné Peau de Colle ». Ce court métrage de fiction fait le tour du monde, rapporte pas mal de prix et donne confiance à la cinéaste pour développer des projets plus ambitieux. Zineb n’aime pas la neige est projeté en ouverture du Festival de Locarno, mais ne sortira pas en salle en France non plus.
Le Challat de Tunis, « une fiction expérimentale, tournée comme un documentaire : un documenteur comme aurait Agnès Varda », sourit-elle, est, lui, projeté à l’ACID 2014. « A partir de là, j’ai assumé d’être une réalisatrice. J’avais besoin de tourner et de monter des projets. Mais, c’est si long que j’essaie d ‘en avoir plusieurs à différents stades d’avancement : quand je finis un tournage, je débute l’écriture, puis enchaine avec la post-production d’un autre. Ça permet aussi de laisser maturer les idées. J’ai commencé Les Filles d’Olfa en 2016 et tourné entre temps L’homme qui a vendu sa peau, dont j’avais eu l’idée en 2012 », explique-t-elle.
Femme et cinéaste
Entre temps, il y a eu deux courts métrages et La belle et la meute qu’elle considère comme un exercice du plan séquence. « Ce film a une âme de fiction qui a demandé de la préparation, de la chorégraphie. En le tournant, j’avais envie d’aiguiser mon savoir d ‘architecte, tout transmettant des émotions », se souvient-elle. Le film est retenu en Sélection Officielle – Un Certain Regard en 2017 et lui vaut une première sélection au Prix Alice Guy.
« Je ne réalise que des films dont j’ai l’idée et que je scénarise moi-même, explique-t-elle et travaille avec le même producteur, Nadim Cheikhrouha depuis La Belle et la Meute. Son succès, ses sélections prestigieuses, ses prix, sa double nomination à l’Oscar ne lui garantissent pas encore des financements faciles. « Mon prochain projet, Tu ne feras pas d‘images, qui est ambitieux, n’est même pas monté en plénière à l’aide aux Cinémas du Monde ! Il est financé à 60% mais sans argent ni de la France, ni d’Allemagne, en dehors d’Arte ! C’est déprimant ! », assure-t-elle.
A quoi attribue-t-elle ces freins ? Au fait que ses films soient tournés en arabe et parce qu’« on ne finance pas autant les femmes que les hommes, affirme-t-elle. J’ai réussi à faire Les Filles d’Olfa parce que ce n’était pas cher. Plus le budget des films est élevé, plus il est difficile de les financer». Pour l’instant, elle n’envisage pas de tourner ailleurs qu’en Tunisie. « Les sujets qu’on m’a proposés ne me plaisaient pas plus que ça, Chez moi, il y a un patrimoine que je connais bien et d‘une richesse inouïe, auquel peu de monde s’intéresse. Ca me semble important d’entendre une voix qui vienne de l’intérieur du Maghreb, assume-t-elle. Enfin, en tant que femme, j’ai beaucoup de comptes à régler d‘où l’importance de mes personnages féminins. Et si les choses sont en train de bouger, elles n’évoluent pas aussi rapidement que je le souhaiterais » conclut-elle.
Mes cinq films de réalisatrices préférés
1 – Stories we tell de Sarah Polley (2012)
C’est un documentaire très personnel sur le rapport de la réalisatrice à sa mère – ce qui fait écho aux Filles d’Olfa – , hyper inventif où Sarah Polley utilise les moyens de la fiction pour bâtir son récit. Mais, cela on ne le découvre qu’à la fin. Un film magnifique d‘une transparence et d‘une intelligence incroyables.
2- Fish Tank d’Andréa Arnold (2009)
Je l’ai découvert à Cannes, et ce fut un choc ! Parce qu’il y avait quelque chose d’hyper-organique entre le récit, la caméra et les comédiens. Michaël Fassbender est sublime comme l’est l’actrice qui joue la jeune fille. Là encore, je vois des liens avec Les Filles d’Olfa : le film se passe dans un milieu défavorisé en Angleterre, avec une mère un peu compliquée mais une énergie captivante.
3- My Country, My Country de Laura Poitras (2006)
C’est un des films qui m’a donné envie de faire du doc ! J’adore Laura Poitras, une cinéaste engagée, très politique. Elle signe des films très importants. Celui-ci est sur la guerre en Irak : elle tourne au sein d‘une famille irakienne après l’invasion américaine, tandis que les Etats-Unis essaient d’organiser des élections auxquelles le père médecin veut se présenter. Ce qu’elle filme de cette famille est à la fois politique et puissant, politique et intime. En voyant ce film, je me suis dit : « que je pouvais et voulais faire la même chose, que j’avais envie de le faire ! ».
4 – Le tableau noir de Samira Makhmalbaf (2000)
Le cinéma iranien parvient avec très peu de choses à raconter quelque chose d‘hyper fort. Ça peut paraître simple mais il est très difficile d’arriver en étant si minimalisme à raconter quelque chose d‘aussi beau. Ça, je n’y arriverai pas.
5- Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda (2000)
J’adore Agnès Varda. Ce film est une métaphore de la fabrication du film documentaire. Filmer le réel, c’est vraiment du glanage ! On part chercher des ingrédients pour faire une tarte et on finit par faire une soupe !
Cinq prestations d‘actrices inoubliables
1- Leonie Benesch dans La salle des profs d’Ilker Çatak (2023)
Durant la compagne pour les Oscars, Ilker Çatak et moi n’arrêtions pas de nous croiser. Quand j’ai fini par voir son film, j’ai été saisie par le jeu de l’actrice. Elle dégage un magnétisme qui sort de l’écran et habite le corps des spectateurs. C’est ce que j’ai ressenti : son corps vibre au service de son rôle. J’ai rarement vu une performance de prof d’école aussi habitée !
2- Hind Sabri dans Noura rêve d’Hinde Boujemaa (2019)
J’aime beaucoup ce film d‘une réalisatrice tunisienne. Hind Sabri, qui interprète Olfa dans mon film, s’y transforme complètement. Elle interprète une femme du peuple en pleine tourmente amoureuse dans un milieu hyper violent et pauvre. Hind a complètement transformé sa manière de parler pour ce rôle qui lui a valu de nombreux prix. Elle offre une très belle interprétation.
3- Hafsia Herzi dans La Graine et le Mulet d‘Abdellatif Khéchiche (2007)
Hafsia Herzi est l’image qui me reste de ce film : son naturel, sa manière de parler, son accent marseillais, son côté très brut et l’aspect très documentaire du cinéma de Khéchiche. C’était une première rencontre avec une comédienne, comme avec les deux qui suivent dans ce top 5. Une première rencontre mais pas la dernière ! Hafsia Herzi continue à faire des films…
4- Emilie Dequenne dans Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne (1999)
Là encore, c’était la première fois que je voyais cette actrice à l’écran. Je crois me souvenir avoir vu Rosetta dans un ciné-club, et ce film m’a convaincue que je pouvais le faire, chez moi, en Tunisie ! Emilie Dequenne y est incroyable, c’est des meilleures actrices francophones.
5- Agathe Rousselle dans Titane de Julie Ducournau (2021)
Agathe Rousselle m’a étonnée. C’est un animal, une victime dans un film que j’aime beaucoup. Elle y interprète des choses très compliquées en dépassant les genres. Elle se transforme en femme, en jeune homme… et je trouve sa rage contagieuse.