Jeunes filles en uniforme
Avec Jeunes filles en uniforme, Léontine Sagan a, dès 1931, révolutionné le film de pensionnat en abordant frontalement le désir lesbien. Le film est devenu un emblème du cinéma queer.
Le premier grand succès du cinéma lesbien
par Amandine Lach
Cinéaste lesbienne sous la République de Weimar, Léontine Sagan a souffert, comme nombre de ses consoeurs au fil de l’Histoire du cinéma, d’un oubli navrant. Avant-gardiste, elle n’a réalisé que deux films aux thématiques ouvertement féministes. Jeunes filles en uniforme (1931) connaît un succès critique en Allemagne lors de sa sortie, mais est vivement censuré sous le régime nazi. Et le second, Hommes de demain (1932), introuvable en France, raconte l’émancipation d’une femme à travers le délitement d’un couple. Adapté de la pièce éponyme de Christa Winsloe, elle aussi ouvertement lesbienne, Jeunes filles en uniforme frappe par la radicalité de son casting entièrement féminin . Une idée et un contexte que reprendra, vingt plus tard, la française Jacqueline Audry, pour Olivia.
Bien avant la Première Guerre mondiale, Manuela, adolescente innocente et fantasque, est envoyée à Potsdam dans un internat de jeunes filles issues de la haute bourgeoisie, après le décès de sa mère et les problèmes financiers de sa famille. Éduquées à la « prussienne, » les jeunes filles sont soumises à l’autorité d’une directrice tyrannique, qui les forme à devenir des mères et des épouses de soldats. Mlle von Bernburg, convaincue que l’éducation et la tendresse ne sont pas incompatibles, suscite l’admiration de toutes les pensionnaires. Et déclenche un furieux désir d’amour chez Manuela, qui déclame publiquement sa passion, et lui vaut d’être punie et isolée des autres pour avoir enfreint l’autorité.
Hymne à la joie
Plus qu’un film de pensionnat, Jeunes filles en uniforme rejoue en huis-clos la montée du fascisme. Le film se construit en miroir autour de scènes militaires, qui éteignent par leur froideur l’exaltation des jeunes filles, obligées de marcher en rang. L’oppression subie, qui s’exerce autant par un contrôle total du corps (du chignon serré à la robe imposée) que par la négation de l’individualité, s’exprime avant tout par le poids du regard. Figuré d’abord, dans lequel pèsent les attentes autour de leur genre. Mais aussi littéral, puisque dès lors qu’une porte se ferme, la liberté reprend.
Jeunes filles en uniforme surprend par la joie et la drôlerie de ses jeunes filles. Léontine Sagan multiplie les plans d’ensemble dans lesquels elles envahissent chaque recoin de l’écran et leur offre ainsi une place de choix au centre du récit. Ce sont leurs cris, leur rire et leurs facéties qui soudain subliment la monotonie des chambres de l’internat. La résistance chez Léontine Sagan se traduit par une défiance de l’austérité.
Jeunes filles en uniforme ou la force du désir
Au-delà de son rapport à l’oppression, aussi bien fasciste que patriarcale, Léontine Sagan filme avec tendresse la naissance du désir lesbien. Manuela tombe éperdument amoureuse de la douce Mlle von Bernburg. La caméra scrute intensément son regard et la détache complètement de son environnement, à tel point qu’elle en devient irréelle. Mais surtout, le film s’incarne pleinement du point de vue de sa jeune héroïne et ne remet jamais en cause son désir. Ainsi, lorsque Mlle Von Bernburg vient border chaque pensionnaire en leur baisant le front, Manuela fantasme un baiser passionné avec sa professeure. La scène est tendre, lumineuse et floute la ligne entre la réalité de son récit et l’imaginaire de la jeune fille.
Mlle Von Bernburg (Hedy Krilla) et Manuela (Hertha Thiele) : fantasme ou réalité ?
Si son coming-out public est d’abord puni par l’autorité, c’est pourtant la force du collectif, et particulièrement de la sororité, qui finissent par l’emporter. Jamais remis en cause par ses camarades, l’amour que porte Manuela pour Mlle Von Bernburg devient le détonateur d’une révolution interne, qui mène à cette sublime scène finale : désarmée face à l’union collective, la directrice descend péniblement les marches, en silence, jusqu’à disparaître dans l’encadrement d’une porte. Une fin censurée par le régime nazi, qui choisit de punir Manuela pour ses actes. Preuve s’il en est que Léontine Sagan touchait dans le mille.
Un succès mondial et colossal
Véritable ode à la sororité, Jeunes filles en uniforme marque par la profonde tendresse portée à ses petites héroïnes, rebelles et joyeuses, symboles d’une liberté triomphante face à toute forme d’oppression.
La censure allemande n’a pas empêché que Jeunes filles en uniforme devienne un des plus gros succès commerciaux et internationaux de l’année 1931. A tel point que le film a voyagé jusqu’au Japon avec un réel enthousiasme du public nippon. L’audace saluée de sa distributrice Mme Kawakita a créé un précédent et permis par la suite de promouvoir d’autres films européens dont ceux de la Nouvelle Vague.
En France, c’est Colette qui se charge de la rédaction des sous-titres français du film.
De Léontine Sagan et Carl Froelich, avec Hertha Thiele, Dorothea Wieck, Emilia Unda …
1931 – Allemagne – 1h20
Disponible sur MUBI