Avec son film La voix d’Aïda, Jasmila Zbanic a remporté le Prix Lux 2022 choisi par le vote conjoint des membres du Parlement Européen et du public. Elle nous a accordé une interview très politique juste avant de se savoir lauréate. Une vraie prise de conscience…
« Nous ne faisons rien pour la paix »
Jasmila Zbanic, survivante de la guerre en Bosnie, est une réalisatrice au discours politique puissant et féministe. Cine-Woman s’est entretenu avec elle la veille de son nouveau sacre, celui du Prix Lux 2022. Il lui a été remis pour La voix d’Aïda qui éclaire d’un point de vue inédit les massacres de Srebrenica. Et c’est un vote commun des membres du Parlement Européen et du public qui en a décidé ainsi. La voix d’Aïda était un des trois films finalistes avec Flee du danois Jonas Poher Rasmussen et de Great freedom de l’autrichien Sebastien Meise. Tous en commun de traiter de la citoyenneté et des droits de l’homme.
Jasmila Zbanic n’aurait raté pour rien au monde cette tribune qui lui était offerte. Elle est d’ailleurs venue avec Murina Subasic, présidente de l’association « Les mères de Srebrenica » à qui elle a largement donné la parole. Elle explique aussi pourquoi ici.
Que représente le Prix Lux pour vous ?
Jasmila Zbanic : Mon film, La voix d’Aïda, est sorti à un mauvais moment, en pleine pandémie. Sa distribution a été chaotique : il a été en salle puis en ligne. C’était compliqué. Alors que je pensais que sa carrière touchait à sa fin, il est devenu finaliste du Prix Lux. Elle a été alors relancée puisque le film est ressortie dans 400 cinémas répartis dans toute l’Europe. Et tout a été si bien organisé que le public est venu, qu’il a participé à des débats. Grâce au Prix Lux, La voix d’Aïda a connu une seconde vie. Je ne sais pas comment il s’est retrouvé finaliste mais je sais que le résultat final combine le vote du public et celui des membres du Parlement Européen et qu’il aura lieu le 7 juin 2022 dans l’après-midi. Le résultat sera annoncé le 8 juin à midi durant la session plénière du Parlement au sein même de l’hémicycle.
Qu’en attendez-vous ?
JZ : Je souhaite surtout que le plus de spectateurs possible voit le film, encore plus dans le contexte de cette guerre en Ukraine. Bien sûr qu’un film n’a pas le pouvoir d’arrêter une guerre mais grâce à lui nous pouvons comprendre pourquoi il est crucial de faire tous les efforts pour la stopper. Peut-être qu’alors les membres du Parlement, s’ils sont suffisamment courageux, voteront des lois ou entreprendront des actions pour y parvenir. Ce n’est pas le cas pour le moment.
Parce qu’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord ?
JZ : Non, ils semblent en état de choc. Ils ont peur et n’ont aucune idée nouvelle surtout. Pour l’instant, ils ont envoyé des armes. Ce qui est une première étape. On dirait que l’Europe a enfin appris de l’expérience en Bosnie qui était sous embargo : nous, on nous a laissé nous faire tuer sans jamais nous envoyer de quoi nous défendre. Ce premier pas est très important. Mais je remarque qu’il n’y a aucune négociation de paix sérieuse engagée, rien pour arrêter la guerre. Tout le monde a tellement peur de Poutine que personne ne cherche à négocier avec lui pour l’empêcher de continuer à tuer. Nous faisons la guerre sans rien faire pour la paix. Il n’y a aucun effort de paix, ni négociation en cours !
Mais la paix est-elle envisageable ?
JZ : Bien sûr ! Elle viendra forcément un jour. Même après Hitler, il y a eu la paix. C’est donc possible. Pour moi, la métaphore du vaccin est importante : l’humanité a trouvé en très peu de temps de quoi stopper l’épidémie, de quoi tuer le virus. Mais l’humanité ne saurait pas arrêter un fasciste ? Nous n’avons rien su inventer pour stopper la guerre. On se comporte comme au moyen-âge, sans pensée moderne ni européenne. Quand je parle de cette militarisation sans cette volonté de paix, on m’oppose qu’il est impossible de parler avec Poutine. Essayons 100 fois et au bout de 100 fois, peut-être pourrons-nous dire qu’on ne peut pas. En attendant, les Européens, tous ensemble, n’ont même pas essayé une fois ! Une fois ! Pour moi, c’est impensable !
Jasmila Zbanic, vous m’aviez dit, en septembre 2021, quand nous nous étions rencontrées pour la sortie de La Voix d’Aïda en France, que la guerre était toujours une affaire d’hommes. Est-ce encore le cas avec l’Ukraine ?
JZ : Oui c’est évident. La guerre en Ukraine est un combat de « bites » entre hommes, la manière dont Poutine agit et dont les hommes politiques européens réagissent se situent à ce niveau-là. Avec les menaces à la clé, comme au Moyen -Âge. C’est un dialogue hors d’âge de militaires mâles…
Et, nous, en tant que citoyen lambda, que pouvons-nous faire ?
JZ : On peut parler et déconstruire les discours politiques. Vous les journalistes avez ce pouvoir-là : de mettre en doute, de contrarier les paroles politiques. En évitant par exemple de glorifier comme un héros Zelinsky, même si je le soutiens. Les médias doivent nous aider à détruire ce langage patriarcal nuisible.
En tant que femme, que pouvons-nous faire ?
JZ : J’espère que les femmes politiques auront un autre discours et vont agir autrement. Même si je ne les vois et ne les entends pas jusqu’à présent. Journalistes, artistes, réalisateurs nous devons mettre la lumière sur ce sujet. Pendant que nous parlons, des gens meurent. Je ne comprends pas qu’on n’arrête pas cette tuerie, qu’on passe notre temps à savoir s’il y a ou non assez d’armes, ni c’est à l’Otan ou pas d’agir etc. Nous devons unir nos forces pour arrêter cette guerre. Nous, nous devons parler, abandonner ce langage, cette propagande militaire qui ne va nulle part. En modifiant le discours, nous allons provoquer de nouvelles actions.
Est-ce pour cela que vous êtes accompagnée de Murina Subasic ?
JZ : Je voulais que Murina vienne avec moi au Parlement Européen. Notamment parce que la Bosnie est à nouveau menacée. Poutine veut déstabiliser l’Europe et pour cela, il va se servir des Balkans. Hier, l’ambassadeur russe a clairement exprimé son soutien à la Serbie et la Croatie, ceux qui veulent la destruction de la Bosnie. C’est un jeu dangereux. Le Parlement européen doit nous écouter, nous qui sommes les survivantes d’une guerre pour comprendre combien il est important de protéger la Bosnie. C’est très égoïste mais urgent. Les gens n’en savent pas assez et ils ne comprennent pas que Srebrenica est encore et toujours une histoire d’aujourd’hui. Les mères cherchent encore les os de leurs fils ! Elles continuent à se battre, à être humiliées par les fascistes de Bosnie qui refusent de reconnaître les massacres. C’est le cas du maire actuel de Srebrenica, qui prétend qu’aucun génocide ne s’est passé là-bas ! C’est une réalité en cours. Il faut voir ces personnes qui continuent à se battre contre ce déni.
Avez-vous pu voir les autres films finalistes ?
JZ : Bien sûr. Ils sont tous les deux très importants. J’espère que les jeunes les verront pour comprendre la réalité et qu’ils auront plus d’empathie pour les autres humains.