Révélée et doublement primée au Festival de Cannes 2023, Asmae El Moudir raconte dans La mère de tous les mensonges une histoire qui a traumatisé sa famille et son quartier au Maroc, au début des années 1980. Elle s’explique sur son désir et sur ses choix artistiques originaux.
« J’ai eu besoin de créer des archives pour raconter une histoire sur laquelle il n’existait aucune image »
Asmae El Moudir parle vite, sans s’arrêter, avec une énergie qui défie le temps et les obstacles. Depuis le Festival de Cannes où il a été sélectionné à Un Certain Regard et remporté le Prix de la mise en scène, puis l’Oeil d’or du meilleur documentaire, ex-aequo avec Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania, La mère de tous les mensonges a fait le tour du monde. Il a été primé à Sydney, Durban, Athènes, Leipzig, Rome ou Valladollid. Un parcours incroyable pour un premier film intimiste et volontairement artisanal que la cinéaste a mis dix ans à réaliser. Elle nous explique pourquoi.
Le parcours de votre premier film est saisissant. Maintenant qu’il arrive à son terme, quel a été l’évènement le plus marquant ?
Asmae El Moudir : C’est le moment où le film est sorti de mon ordinateur pour être invité à Cannes. J’avais gagné la Coupe du Monde ! Je n’ai pas fait ce film pour avoir des prix mais j’ai toujours rêvé d’aller, en tant que réalisatrice, à Cannes. Et je ne pensais pas y parvenir avec un documentaire si intime.
Quel en est le propos ?
Asmae El Moudir : Ce film est un essai où je me pose des questions : comment se fabrique la mémoire ? Où sont les preuves, les photos de cette mémoire ? Pour y répondre, j’ai mis en place un processus de fabrication qui fait partie intégrante du film. De 2012 à 2023, j’ai eu besoin de créer des archives pour raconter une histoire sur laquelle il n’existait aucune image. Et comment le faire avec passion alors que ça allait prendre dix ans de ma vie ? Comment inventer un processus filmique, créatif, avec quels objets et quels matériaux ?
Et comment avez-vous fait ?
Asmae El Moudir : Jai créé un laboratoire, puis inviter les personnages de l’histoire qui eux étaient bien vivants à venir s’y confier.
La mère de tous les mensonges est votre premier long métrage. Qu’avez-vous fait avant ?
Asmae El Moudir : Des courts métrages dont certains ont été montrés en festival. Et un film, La Carte Postale, pour la télévision. Là encore, je suis partie d’une image, celle du village natal de ma mère où je me suis installée pendant quatre ans pour tenter de comprendre comment nous aurions vécu si sa famille n’avait pas quitté les montagnes pour Casablanca ? Pour ces deux films, j’ai commencé par une photo, puisqu’une photo raconte toujours une histoire.
Sans spolier l’intrigue que La mère de tous les mensonges raconte d’une autre manière, pouvez-vous revenir sur la genèse ? Sur ce qui a déclenché votre envie de faire ce film ?
Asmae El Moudir : En 2012, des fouilles ont été menées dans le cimetière de mon quartier de Casablanca. J’ai commencé à poser des questions autour de moi pour savoir ce qui s’était passé, puis à chercher des photos. Je n’ai rien trouvé. Je me suis alors demandée : comment raconter une histoire sans preuves ? Qui écrit l’histoire ? Les vainqueurs ? Mais dans ce cas, les survivants sont-ils les vainqueurs ? C’est là que j’ai compris que je devais reprendre ce récit d’un point de vue très intime, très personnel.
Puisqu’il vous manquait tant de matériau, pourquoi n’avoir pas choisi d’en faire une fiction ?
Asmae El Moudir : L’ingrédient le plus solide que j’avais était les survivants. Aucun acteur marocain, même le meilleur, n’aurait réussi à reproduire la relation entre ma grand-mère qui a vécu les événements et moi. J’avais les personnages. J’vais l’occasion de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais et ainsi prouver à ma grand-mère qui s’est longtemps tu, que les murs n’ont pas d’oreilles, qu’elle pouvait parler librement de notre passé. Qu’elle guérisse de ce malheur, de cette bulle dans laquelle elle est coincée depuis les années 1980. Je voulais lui rendre sa dignité, qu’elle et les autres ne soient plus victimes. Aucun acteur ne peut avoir cette puissance-là.
Avant même ces fouilles du cimetière, vous aviez constaté n’avoir aucune photo de votre enfance. Enfin, si une seule. Et quelle photo !
Asmae El Moudir : Je me posais la question : mais pourquoi n’a-t-on pas de photo dans cette maison ? Et j’ai compris qu’il fallait une thérapie collective pour changer ça. Et il fallait que ma grand-mère s’explique.
Pourquoi ne pas l’avoir juste enregistrée, plutôt que de la forcer à venir sur un plateau de cinéma ?
Asmae El Moudir : Je l’ai fait, je pense même que je ferai une fiction de son histoire. Là, je tenais surtout à ce qu’elle soit dans le film pour qu’elle comprenne que les images ne changent rien, qu’elles ne sont qu’un miroir, que ce ne sont pas elles qui empêchent d’être libre. Je devais briser ce tabou.
Et comment vous y êtes-vous prise ?
Asmae El Moudir : En plongeant le spectateur dans un univers surréaliste, je pouvais lui raconter la réalité, les faits. De 2012 à 2017, j’ai d’abord filmé notre maison pour créer mes propres archives. Ensuite, j’ai pensé à reconstituer notre quartier dans laquelle j’inviterais les personnages à répondre à mes questions provocantes. Mon père, maçon, l’a construit en carton, comme quand j’étais enfant, mais il n’avait pas fini quand nous avons commencé à tourner en 2020. Ce qui nous a permis d’intégrer des séquences au fur et à mesure.
Votre père crée aussi des statuettes de tous les personnages impliqués que votre mère habille.
Asmae El Moudir : Ces figurines nous ont permis de continuer à raconter l’histoire même si une personne n’était pas là ou ne voulait pas parler. Enfin, ce qui était encore plus complexe, c’est que j’ai imaginé tourner le film en train de se faire, puisqu’il n’y avait pas de scénario écrit. Chaque jour était un tableau qui dépendait de la parole de celui qui s’exprimait. J’ai aussi demandé à mon chef opérateur de filmer les coulisses, puisque ce qui s’y passait était souvent plus important sur scène !
Un vrai casse-tête à filmer et surtout à monter !
Asmae El Moudir : J’ai mis deux ans à monter le film. J’avais 500 heures de rush et une histoire intime et collective à raconter avec des péripéties, des climax.
Des cinéastes vous ont-ils inspiré dans cette démarche ?
Asmae El Moudir : Oui, Abbas Kiarostami. C’est mon idole. J’adore ses mises en place d’une situation dans laquelle se révèlent ensuite des personnages. J’ai beaucoup regardé Le gout de la cerise, A travers les oliviers et Où est la maison de mon ami ? Asghar Farhadi utilise aussi ce procédé. Et j’admire Les plages d’Agnès, la liberté et la fantaisie d’Agnès Varda.
Finalement, qui est la mère de tous les mensonges ?
Asmae El Moudir : A vous de voir ! En marocain, le titre est différent, je parle de mensonge blanc c’est-à-dire qui ne cherche à nuire à personne. A vrai dire, mon film est plus sur l’omission que sur le mensonge. Moi, je suis là pour libérer la parole.
Vous qui êtes devenue réalisatrice parce que les images vous manquaient, quels sont vos projets ?
Asmae El Moudir : Je viens de finir l’écriture d’une fiction. Désormais, une autre question me taraude : avec toutes ces images disponibles partout, quel espace les réalisateurs ont-ils désormais pour créer ?
Propos recueillis par Véronique le Bris