Anatomie d’une chute
Un homme tombe et meurt. Est-ce un suicide, un accident ou un meurtre? C’est en tous cas la fin d’un couple. Anatomie d’une chute fait de Justine Triet la troisième réalisatrice à recevoir la palme d’or. Bravo !
Anatomie d’une chute, dissection d’un couple
Anatomie d’une chute, Palme d’or 2023, commence de manière étrange. Une écrivaine de renom, Sandra, reçoit dans son grand chalet de montagne une journaliste. Leur entretien est brutalement interrompu par une musique puissante, assourdissante. Au lieu de demander à ce qu’on l’arrête, l’autrice congédie la jeune femme et lui donne rendez vous plus tard. Le fils de l’écrivaine part se promener avec son chien. A son retour, il retrouve son père face dans la neige, mort, sa tête ayant subie un choc important. A-t-il sauté ? Est-il tombé ? L’a-t-on poussé? Il n’y a aucun témoin et une coupable désignée : sa femme. Commence alors pour cette famille – ou du moins ce qu’il en reste – une longue descente aux enfers dont on découvrira, lors du procès, qu’elle a commencé bien avant cette fin tragique.
Parce qu’une fois l’enjeu et le décor posés, Anatomie d’une chute bascule dans un film de procès durant lequel l’écrivaine va devoir se défendre d’avoir tuer son mari. Et ce n’est pas facile. Le procureur est pointilleux, le dossier à charge, les preuves absentes et sa personnalité, froide, ne suscite pas l’empathie. Si Sandra clame haut et fort son innocence, elle va s’apercevoir qu’elle est aussi jugée sur la manière dont elle s’est comportée en tant que femme au sein de ce couple et de sa famille. Autrice allemande, elle a certes fait certaines concessions – s’exprimer en français, la langue de son conjoint ou accepter de vivre isolée dans un chalet de montagne en France – mais n’a jamais cillé sur son ambition professionnelle. Elle connait d’ailleurs un beau succès dans son métier. Ce que son mari lui reprochait…
Effet miroir
A vrai dire, ce procès est l’occasion de disséquer l’histoire de ce couple d’écrivain. Comme Justine Triet, son conjoint Arthur Harari est cinéaste. Ils ont même écrit le scénario ensemble. Difficile de ne pas y voir une analyse de leur propre histoire d’autant, que comme dans le film, le mari et la femme font à peu près le même métier, sans forcément le vivre de la même façon. Sans faire offense à Arthur Harari, dont Onoda-10 000 jours dans la jungle avait fait l’ouverture de la sélection Un Certain Regard au Festival de Cannes en 2021, sa carrière de réalisateur, quoiqu’ambitieuse, n’est pas à la hauteur de celle de sa femme. En quatre longs métrages – La bataille de Solférino, Victoria et Sybil avant cette Palme d’or – , Justine Triet a su imposer une vision personnelle forte, puissante qui repose sur des personnages féminins modernes. Chacune de ses héroïnes assume, à sa manière – c’est-à-dire dans l’adversité- son activité et ses envies professionnelles, sa famille (toutes ont des enfants), ses états d’âme… souvent dans un chaos qui a parfois du charme comme dans Victoria, parfois moins comme dans Sybil.
C’est justement dans la manière dont elle a réussi à maitriser le chaos de la vie de Sandra que Justine Triet a fait preuve de maitrise (et donc de progrès). Elle a choisi un cadre rigide – le procès – avec des personnages très définis. Le chaos intervient au cours des interrogatoires du procureur général, durement interprété par par Antoine Reinartz, mais surtout lors de la diffusion des preuves ou des témoignages, notamment des enregistrements sonores de disputes conjugales qu’enregistrait Samuel, le mari défunt. Apparemment placide, Sandra a du mal s’expliquer et met souvent sa défense en danger, en ne choisissant presque jamais, ici comme dans sa vie, de faire les arrangements. Ce qui représente à la fois sa force et sa faiblesse.
Le poids des corps
Son salut, si salut il y a, viendra d’ailleurs. Dans la mise en scène très tenue du film, il tient beaucoup au jeu sidérant de précision de la comédienne Sandra Hüller, révélée en 2016 dans Toni Erdmann de Maren Ade. Une fois de plus, elle aurait mérité et haut la main un prix d’interprétation, et d’autant plus qu’elle brille aussi dans un rôle à l’opposé dans un autre film de la compétition officielle, lui aussi au palmarès : The zone of interest de Jonathan Glazer.
En dressant ainsi le portrait d’une femme et en étudiant au scalpel les mécanismes de sa chute et de celle des siens, Justine Triet renouvelle à la fois le film de procès et celui de l’analyse d’un couple mal en point mais dont le ciment reposait sur ce subtil équilibre incompréhensible à quiconque s’apprête à le juger. Un équilibre ô combien fragile rompu un corps qui tombe et entraîne dans sa chute tout et tous.
De Justine Triet
Avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado-Graner, Antoine Reinartz, Samuel Theis, Jehnny Beth, Saadia Bentaieb…
2023 – France – 2h30
Anatomie d’une chute de Justine Triet a reçu la Palme d’Or au Festival de Cannes 2023. Le film sortira au cinéma le 23 août 2023.