L’interview Mati Diop

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Avec Atlantique, Mati Diop est la première réalisatrice noire invitée en Compétition Officielle en 72 éditions du Festival de Cannes. Ce film, son premier, en est reparti avec le Grand prix, le deuxième prix après la Palme d’or. Une récompense méritée pour un film audacieux, politique. En un mot, fantastique !

« Je suis une femme, métisse, cinéaste mais tout cela s’incarne dans mon cinéma. J’ai choisi mon langage »

Atlantique, son premier film, était un des invités surprise de la Compétition Officielle du Festival de Cannes 2019. Il en est reparti avec le Grand Prix, une récompense prestigieuse. Brutalement mise ainsi sur le devant de la scène, qu’en dit Mati Diop, sa réalisatrice, difficile à coincer entre deux avions et deux présentations de son film dans le monde entier ? Là, elle s’était arrêtée un jour au Festival du Film Francophone d’Angoulême. Depuis, elle a reçu le prix Mary Pickford au festival de Toronto… entre autres. 

Mati Diop - L'interview de Mati Diop - Cine-Woman
Mati Diop, réalisatrice inspirée d’Atlantique

Comment vous situez-vous dans le débat actuel qui fait de vous une réalisatrice, jeune, primée dans une prestigieuse compétition ? 

Mati Diop : Je ne me situe pas, j’incarne ce que je suis. Réalisatrice est mon métier, j’ai travaillé pour. Mon film est invité en compétition officielle au Festival de Cannes. J’y suis à ma place. Et je viens défendre mon film en tant que réalisatrice. A vrai dire, la question de la revendication est délicate et pénible pour moi. Je suis une femme, métisse, cinéaste mais tout cela s’incarne dans mon cinéma. Je ne vois pas la nécessité de le revendiquer outre mesure. J’ai choisi mon langage. C’est le cinéma, pas l’activisme. Mais, ma présence à Cannes a semé une sorte de confusion, d’enthousiasme.  Ce qui a pris la place dans ce débat n’était pas que je sois une femme, mais que je sois noire. On ne savait pas me désigner : étais-je métisse, franco-sénégalaise? Peut-on dire noire? Pour la première fois, le film d’une réalisatrice dite noire accédait à la compétition. Et ce film est un premier film, tourné en Afrique et en wolof. C’est inédit. On ne savait pas quoi en penser… 

Comment avez-vous réagi à votre prix ?

Mati Diop : J’ai été plongée dans un mélange très délicat de sentiments. Je venais à peine de terminer mon film quand il a été sélectionné. Réaliser un tel long métrage est une création qui ne laisse pas indemne. J’ai travaillé cinq ans dessus, le montage a pris sept mois. Quand on sort d’un telle aventure artistique, humaine, si riche et si douloureuse à la fois, éprouvante, on a besoin d’un sas de décompression pour réaliser. Je n’en ai pas eu. Tout est arrivé à la suite. C’est à la fois hyper positif, extraordinaire, un sentiment d’accomplissement et en même temps, c’est écrasant ! Je n’ai pas eu le temps de digérer. J’ai pourtant du recul sur mon propre travail. J’y vois des forces et des faiblesses. Mais là, je suis sous adrénaline constamment. Je cours après mon propre film.

Vous avez filmé Dakar comme un ville éminemment moderne, loin des images habituelles. Pourquoi ?

Mati Diop : A mes yeux, Dakar est un berceau d’une modernité tardive. C’est un des endroits au monde qui l’interroge. Quand a-t-elle commencé et où se termine-t-elle? Dans la rue là-bas, j’ai l’impression d’être dans la modernité, sans parvenir à bien la définir. Ce qui est vrai, c’est que Dakar se transforme à une vitesse sidérante. Et ses différentes strates historiques rentrent en collision en permanence : il y a l’Afrique animiste, musulmane, l’influence occidentale, les vestiges de la colonisation, la mondialisation, l’impérialisme américain, la présence de la Chine, les traditions, le post-modernisme dans ce qu’il a de plus trivial. C’est un territoire du présent exceptionnellement complexe à déchiffrer. Ces filles que je filme sont traversées par tellement d’influences contradictoires. C’est complexe, riche, insaisissable… Un vrai territoire de cinéma.

Le début du film sur le chantier est, de ce point de vue, saisissant…

Mati Diop : Ce chantier représente le futur. Il s’incarne dans cette tour gigantesque, très influencée par l’architecture monumentale de Dubaï. Elle représente un nouveau type d’eldorado. Mais elle est construite par des ouvriers qui ne sont pas payés. Un modèle esclavagiste qui ramène à l’histoire de la Traite des noirs dont les esclaves partaient des mêmes côtes sénégalaises. Cela raconte aussi l’utopie d’un avenir dont les bases sont viciées, pourries, empoisonnées. Sur quels fondations peut se construire un pays qui ne paye pas sa force vive ?

Mama Sané - L'interview de Mati Diop - Cine-Woman
Mama Sané (Ada), l’héroïne d’Atlantique

Votre film est tourné en wolof. Pourquoi ce choix ?

Mati Diop : C’est la langue du pays ! Si moi franco-sénégalaise je décide de venir faire un film à Dakar, je ne vois pas dans quelle autre langue que celle du pays je peux le tourner. Le problème, c’est moi qui ne parle pas wolof. Bien sûr que ce choix est une revendication, une manière de remettre les choses à leur place. A travers les outils du cinéma, c’est un travail de reconstruction identitaire d’un pays colonisé donc dépossédé, qui n’est pas ressorti indemne de plusieurs siècles de colonisation.

Comment avez-vous réussi à diriger vos acteurs sans parler wolof ? 

Mati Diop :  J’avais déjà tourné un court et un moyen métrages en wolof. Et j’avais le projet d’apprendre la langue pour diriger ce long. J’ai pris de cours mais cela n’a pas suffit, même si c’est une langue que je ressens bien et que mon père parle. Dans l’équipe, la plupart parlait aussi français, sauf l’actrice principale Mama Sané (Ada) qui n’est pas allée à l’école.  Sur le plateau, je faisais toutefois très attention aux messages que je ne confiais qu’en wolof, grâce à mon assistant-allié Fabacary Assymbly Coly. Tous nos ateliers de répétition ont été en wolof…

Propos recueillis par Véronique Le Bris

© lesfilmsdubal/Advitam
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