L’Interview de Kaouther Ben Hania
Après le génial Challat de Tunis, la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania revient avec une nouvelle fiction aux enjeux très féminins. Dans La belle et la meute, encore inspiré d’un fait divers, une jeune femme violée par des policiers se bat pour porter plainte.
« La belle et la meute est l’épopée réaliste d’une jeune fille seule face aux institutions qui incarnent le pouvoir »
Formée à l’Ecole des Arts et du cinéma de Tunis, Kaouther Ben Hania a ensuite suivi l’atelier de scénario à la Fémis à Paris. Puis, elle a obtenu un master recherche en études cinématographiques et audiovisuelles de la Sorbonne-Nouvelle à Paris. Depuis, elle dit vivre dans sa valise, entre Paris et la Tunisie.
Documentariste à ses débuts, elle a réalisé Les imams vont à l’école, en 2010. En 2016, elle signe Zaineb n’aime pas la neige, qui suit une petite tunisienne sur plusieurs années, après son exil au Canada. Entre temps, elle nous avait séduit avec le faux documentaire Le Challat de Tunis. La belle et la meute est son quatrième long métrage. Elle s’en explique.
Votre film est inspiré d’une affaire de 2012 très médiatisé en Tunisie. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette histoire ?
Kaouther Ben Hania : En 2012, j’avais suivi ce fait divers avec attention : j’avais écouté les interviews de la victime à la télévision et dans la presse tunisiennes… Cela m’a donné envie d’en faire un film. Après avoir pondu la première version du scénario, j’ai eu connaissance du livre* que la victime en avait tiré et où elle racontait toute l’affaire. Je l’ai lu, ma production en a acheté les droits pour que je puisse travailler sans souci. Mais, je n’en ai pas fait une adaptation. Pas du tout.
Qu’en avez-vous fait alors ?
Je me suis servie du viol que la jeune fille subit comme élément déclencheur de mon histoire et j’ai changé à peu près tout le reste : je me suis concentrée sur la nuit qui suit ce viol, mais pas sur le procès par exemple. Et j’ai pris beaucoup de libertés. Même sur la manière dont l’affaire se dénoue.
Même avec l’héroïne ?
Oui, son personnage est très différent de la réalité : j’ai changé son milieu social, son caractère, ses origines. Je l’ai fragilisée et caractérisée différemment. La vraie Meriem vient de la classe moyenne et de la ville de Tunis. Elle connaissait très bien le jeune homme qui l’accompagnait – dans le film ils se rencontrent ce soir-là et ne connaissent même pas leurs noms -. J’ai changé la chronologie de leur errance. Mais j’ai gardé l’incident déclencheur, même si on le ne voit pas dans le film.
En quoi cet événement vous parlait-il ?
Kaouther Ben Hania : En filigrane, il raconte une héroïne avec ses fragilités, qui affronte tout un tas d’obstacles pour atteindre son objectif : porter plainte. C’est une sorte d’épopée réaliste d’une jeune femme seule face aux institutions qui incarnent le pouvoir. Son courage, ses conflits intérieurs m’intéressaient. La manière dont elle s’y prendrait pour réussir aussi.
Et dans le fait divers, que s’est-il passé ?
Meriem a finalement réussi à porter plainte, portée par toute la société civile. L’affaire a mis du temps à être jugée mais les policiers ont été condamnés à 15 ans de prison. Elle a eu gain de cause.
Pourquoi n’avoir pas traité le procès ?
Ce qui m’intéressait le plus était le moment post-trauma. Je trouvais cela plus fort.
Ce n’est pas la première fois que vous interrogez une problématique féminine à travers vos films. Kaouther Ben Hania, êtes-vous militante ?
Pas du tout. Mais être une femme me suffit. La belle et la meute est plus un film sur la notion de justice que sur la place des femmes dans la société. Cette jeune femme revendique un procès-verbal dans une société qui ne marche pas. C’est une démarche citoyenne avant tout. Et d’ailleurs, je ne parle pas que des femmes dans mes films. Dans Le challat de Tunis, mon film précédent, les personnages principaux sont des hommes.
Certes, mais il traitait d’un fait divers qui impactait directement les femmes. Pour rappel, un agresseur lacérait au couteau les fesses des femmes dans les rues de Tunis. Vous aviez choisi de le tourner comme un faux documentaire. A l’inverse, La belle et la meute est une fiction réaliste. Selon vous, est-ce une évolution logique de votre travail ?
Chaque histoire propose sa forme. Cette fois-ci, j’ai choisi de traiter cette nuit tragique et décisive en neuf fragments, neuf plans-séquences qui donnent l’illusion du temps réel et génère une tension. Une sacrée contrainte de réalisation !
Justement comment l’avez-vous mise en place ?
En faisant de nombreuses répétitions avec les acteurs en amont. La tension du film est construite sur un compte à rebours à l’envers qui aboutit non pas à l’explosion mais au contraire à la construction du personnage.
Que votre héroïne soit une femme, qu’est-ce que ça change alors ?
Disons qu’elle est encore plus fragilisée parce qu’elle est une femme. La robe qu’elle porte par exemple est la principale pièce de son accusation. Elle le sait et n’arrête pas de tirer dessus comme si du tissu pouvait pousser et la disculper un peu. Mais, ses origines sociales ou géographiques, sa naïveté, ses relations avec son père… sont d’autres handicaps au moins aussi importants. D’ailleurs, les policiers les utilisent tous contre elle. Eux connaissent les codes er ils cherchent à protéger leurs collègues. Ce qui les scandalise par dessus tout, c’est qu’elle veuille porter plainte donc ils utilisent tous les outils contre elle.
Votre prochain film interrogera-t-il une nouvelle fois une problématique féminine?
Pas du tout. Mon projet s’appelle L’homme qui avait vendu sa peau. Il s’agit de la rencontre entre sur un réfugié syrien et un artiste américain très côté sur le marché de l’art. le deal qu’ils font va bouleverser la vie du réfugié. Pour l’instant, je suis en recherche de financement.
© Abdel Belhadi
* Coupable d’avoir été violée de Meriem Ben Mohamed avec la collaboration d’Ava Djamshidi. Ed Michel Lafon.