Jasmila Zbanic est une des voix les plus courageuses et les plus intéressantes du cinéma actuel. Et une des plus grandes cinéastes contemporaines. Son dernier film, La Voix d’Aïda, qui revient sur les massacres de Srebrenica en juillet 1995, le prouve une fois de plus. Entendez-là !
« La guerre est toujours une recherche de profit qui plonge les êtres humains dans la banalité du mal »
Réalisatrice bosniaque internationalement reconnue depuis son premier film, Sarajevo, mon amour, ours d’or à Berlin en 2006, Jasmila Zbanic réalise La voix d’Aïda, la première fiction sur les massacres de Srebrenica et leurs conséquences sur la vie d’aujourd’hui, en Bosnie et alentour. Elle explique ses partis pris et sa volonté de rééquilibrer le discours, dans une démarche à la fois pacifiste, humaniste et féministe.
La plupart de ses longs métrages traitent des conséquences de la guerre des Balkans sur les femmes. Sarajevo, mon amour (2006) traitait des victimes des viols de guerre, Le choix de Luna (2010) du radicalisme religieux, Les femmes de Visegrad (2013) du déni de reconnaissance de victimes. La voix d’Aïda poursuit ce devoir de mémoire en revenant sur le terrible génocide des hommes bosniaques durant l’été 1995. Jasmila Zbanic s’explique sur ses intentions et sa vision de la guerre.
Est-ce qu’Aïda existe? Comment avez-vous bâti son personnage?
Jasmila Zbanic : Aïda est un personnage de fiction que j’ai construit à partir de nombreuses recherches. Je me suis inspirée de l’histoire d’un traducteur qui travaillait au sein de la base de l’ONU en juillet 1995. Il y a dû traduire aux membres de sa famille qu’ils devaient quitter cette zone dite de sécurité où ils s’étaient réfugiés. Il ne les a plus jamais revus. Sa famille a fini dans une fosse commune.
Est-ce lui l’auteur du livre qui vous a inspiré?
Jasmila Zbanic : Oui. « Under the UN flag », le livre d’Hasan Nuhanovic, est le récit minute par minute de ce qui s’est passé dans la base de l’ONU. Il décrit les notices publiées par les autorités durant les négociations. Le livre est un document très utile pour qui veut précisément savoir comment les événements se sont succédés. J’ai dû m’éloigner du livre puisque mon personnage et sa famille sont fictionnels. Il me fallait construire leur propre histoire et mon propre récit.
Justement, de quelles autres sources vous êtes-vous servie?
Jasmila Zbanic : J’ai rencontré de nombreuses femmes qui ont vu leurs fils et maris emportés et qui sont ensuite allées identifier leurs restes issus de ces fosses communes. J’ai décidé de faire de mon personnage principal une femme qui travaille pour l’ONU afin qu’elle puisse assister de l’intérieur aux négociations entre l’ONU et les nationalistes serbes. Mais je l’ai voulu bosniaque pour qu’elle partage le destin de ces hommes, de ces victimes.
Pourquoi teniez-vous à ce qu’elle soit une femme?
Jasmila Zbanic : Les films de guerre sont à 99% abordés du point de vue des hommes. Telle que je l’ai vécue, la guerre ne ressemble pas aux images spectaculaires de ces batailles, de ces armées qu’on nous propose. Pour moi, la banalité de la guerre, c’est l’image d’une femme tuée par d’une balle dans le dos alors qu’elle était en train de préparer à déjeuner, qui gît face contre terre dans son sang et que des soldats dépouillent de ses affaires. Voilà à quoi ça ressemble dans la réalité. La guerre est toujours une recherche de profit. Ce n’est jamais une question de démocratie, de nations qui se combattent ou de religions qui s’affrontent. Tout cela n’est qu’un masque, qu’un alibi. La vraie raison est toujours le profit. C’est ce point de vue féministe sur la guerre que je voulais montrer à travers le personnage d’Aïda. Je voulais rester au niveau d’un être humain plongé dans la banalité du mal.
Pensez-vous, comme Virginia Woolf, que « la guerre n’a qu’un genre et il est masculin » ?
Jasmila Zbanic : Oui, et c’est aussi vraiment le fruit de mon expérience : la guerre est créée par les hommes, même si parfois quelques femmes les rejoignent. Mais, majoritairement, la guerre est un jeu masculin porté par un système de pensée masculin.
Savez-vous si La Voix d’Aïda est la première fiction consacrée aux massacres de Srebrenica?
Jasmila Zbanic : A ma connaissance, oui ! C’est la première fois que ces événements de juillet 1995 sont relatés dans une fiction. Il y a eu beaucoup de documentaires sur le sujet dont certains particulièrement remarquables comme celui de la BBC, A cry from the graves, qui m’ont beaucoup servi pour mes recherches.
En quoi la fiction apporte-t-elle quelque chose de plus?
Jasmila Zbanic : La fiction sert à aller plus loin. Elle aide le public à s’intéresser à un personnage et à s’identifier à lui en se demandant ce qu’il aurait fait à sa place. Cet effet-là ne s’obtient que par la fiction.
En quoi est-il difficile d’écrire une telle fiction?
Jasmila Zbanic : C’est extrêmement compliqué parce que je voulais intégrer de nombreux faits historiques et les relater scrupuleusement. Ce génocide continue à être nié par la propagande officielle serbe. Il était donc important de respecter les faits, tout en les intégrant au langage et aux règles du cinéma.
Je tenais aussi à ce qu’un public qui n’y connaissait rien puisse suivre l’histoire très facilement. Si vous n’avez jamais entendu parler de Srebrenica, vous pouvez suivre l’histoire d’Aïda. Trouver la bonne entrée du récit est alors très compliqué. J’ai analysé beaucoup de films sur l’Holocauste mais là, c’est différent : nous savons tous ce qui s’est passé. Il est donc inutile d’expliquer où l’on est, ce qui se passe. La guerre des Balkans est un autre contexte, que les médias ont rendu très compliqué à comprendre. Mon ambition était donc de faire quelque chose de très simple que tout le monde suive facilement mais qui respecte scrupuleusement les faits.
Jusqu’à présent, vous avez surtout parlé de l’après-guerre et des femmes. C’est la première fois que vous filmez la guerre. Pourquoi maintenant?
Jasmila Zbanic : Selon moi, les films doivent toujours parler de nous aujourd’hui. C’est aussi le cas de La voix d’Aïda qui se finit de nos jours. Mais, pour parler d’aujourd’hui, je n’avais pas d’autre choix que de raconter ce qui s’est passé en 1995. Pour expliquer au public ce qui était advenu. Voilà pourquoi ce film prend majoritairement place à l’époque.
Mais, mon but reste de montrer comment la vie en Bosnie est compliquée et comment la paix l’est aussi. Presque tout ce qui s’y passe aujourd’hui est encore connecté à ce qui s’est passé en 1995. Ce n’est pas ce qu’on nous apprend à l’école où la guerre semble terminée à une date précise. En Bosnie, nous ne sommes toujours pas allés au terme du processus qui consiste à regarder les faits en face.
Peut-être aussi que je me suis sentie enfin prête, 25 ans plus tard, à filmer la guerre. Peut-être avais-je besoin de quatre longs métrages pour enfin me sentir en confiance… Parce que c’est un gros morceau à avaler !
Avez-vous le sentiment d’un devoir de mémoire ?
Jasmila Zbanic : Ce n’est pas un devoir mais c’est très important pour moi de savoir et de montrer ce qui s’est passé. Nous vivons à l’ère des fake news. Les gens prennent ainsi des décisions fausses puisque basées sur des faits qui sont faux. Dans les Balkans, nous devons ouvrir les yeux et regarder la vérité en face pour enfin passer à autre chose. Le passé nous bloque, nous en discutons sans cesse au lieu de l’affronter pour mieux l’évacuer.
Pourquoi les personnages de vos films sont-ils toujours des femmes ?
Jasmila Zbanic : Je suppose que c’est parce qu’ils sont plus proches de moi. Que je peux plus facilement parler de leur point de vue. Ils sont plus représentatifs de la manière dont je ressens le monde.
Vous considérez-vous comme une réalisatrice féministe ?
Jasmila Zbanic : Oui, totalement.
Est-ce important de le revendiquer?
Jasmila Zbanic : Oui, parce que l’égalité, la parité ne sont pas acquises. Il reste beaucoup de manières très institutionnalisées de continuer à oppresser des femmes. Je suis là pour me battre.
Pendant mes quatre années d’études à l’école de cinéma de Sarajevo, je n’ai jamais entendu une seule fois citer le nom d’une réalisatrice. Les génies étaient tous masculins ! Ce n’est qu’après l’école que j’ai appris que Jane Campion, Agnès Varda ou Claire Denis existaient… Et ce n’est qu’un exemple ! Les femmes ne sont pas traitées de manière équitable, et nous le constatons tous les jours.
Est-ce que les récompenses – La Voix d’Aïda, en compétition à la Mostra de Venise, primée aux Arcs, a représenté la Bosnie aux Oscars – aident les réalisatrices à être plus connues ?
Jasmila Zbanic : Disons que ça apporte de l’attention sur les films. Les médias, les festivals, les distributeurs deviennent plus intéressés. Lors de ma carrière, j’ai réalisé des films qui n’ont pas reçu de prix mais le méritaient peut-être, et des films primés. Pour moi, en tant que réalisatrice, ça ne change rien sur ce que je dois et veux faire. Mais ça aide beaucoup en terme de production quand votre film précédent a été primé.
Et vous avez commencé votre carrière avec un Ours d’Or pour Sarajevo mon amour…
Jasmila Zbanic : Oui mais avant j’avais fait beaucoup de films courts et de documentaires, certains primés d’autres non. J’ai appris dès le début que les récompenses aident beaucoup, beaucoup.
Vous avez vécu quelques temps aux Etats-Unis. Qu’en avez-vous retenu?
Jasmila Zbanic : J’y ai vécu 6 mois, en travaillant comme marionnettiste dans un théâtre de marionnettes. C’était une expérience très spéciale. Le théâtre était très beau, très artistique et avait, en même temps, une démarche très politique. C’est là que j’ai compris à quel point l’art et la politique étaient liés. Cette expérience m’a ouvert l’esprit et appris que chaque pièce artistique est aussi politique, même si elle n’en parle pas. Ca m’a aidé à grandir, à progresser en tant que réalisatrice bien qu’il s’agissait de marionnettes. Ça m’a nourrie !
Est-ce que La voix d’Aïda est sorti en Bosnie?
Jasmila Zbanic : Le film est sorti juste après le Festival de Venise 2020 où il avait été sélectionné. J’ai pris cette décision alors que la pandémie était au plus haut. Au départ, un seul cinéma était ouvert en Bosnie. Les autres ont rouverts progressivement. Seuls 25 personnes pouvaient assister aux séances du début. Le public a montré qu’il était intéressé et il y a eu beaucoup de projections. Les survivants du massacre surtout sont reconnaissants qu’un tel film existe. Les nationalistes serbes l’ont dénigré bien sûr, mais beaucoup de serbes, même parmi ceux qui vivent en Serbie, l’ont aimé et soutenu. Beaucoup trouvaient étrange la version officielle nationaliste. Ils ont enfin la pièce manquante du puzzle et comprennent mieux tous ces mensonges autour de Srebrenica. Pour beaucoup, le film a été une expérience cathartique.
Le film est-il sorti à Srebrenica?
Jasmila Zbanic : La voix d’Aïda n’a pas pu être tournée sur place car le maire de la ville est un nationaliste serbe qui nie le massacre. Mais nous l’avons montré au Mémorial. Nous y avons même organisé une avant-première sur place. Pour éviter toute récupération politique, je n’ai invité que des jeunes nés en Serbie, en Bosnie ou en Croatie après 1995. Aucun VIP, aucun politique. Et je leur ai demandé de s’émanciper du storytelling de tous les politiciens en leur affirmant qu’ils n’étaient ni responsables, ni coupables, ni victimes de rien puisque nés après les événements. Beaucoup ont apprécié ma démarche. La plupart a noté que le film n’est contre personne, qu’il est là comme un appel à l’empathie et à la solidarité.
Propos recueillis par Véronique Le Bris
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